CHAPITRE 22
L’hôpital vétérinaire du Massachusetts dispose d’un service d’urgence ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Bien que Sock, qui ne paraît pas souffrir outre mesure, ronfle roulé en boule à l’instar d’un chien de manchon, un chihuahua ou un caniche, je dois en apprendre le plus possible sur lui. La nuit est presque tombée. Nous sommes installés tous deux à l’arrière d’un SUV emprunté, le chien sur mes genoux, lancés sur l’Interstate 95 en direction du nord.
L’homme assassiné pendant qu’il promenait Sock ayant été identifié, j’ai l’intention de prodiguer la même bonté au chien de courses réformé, personne ne semblant savoir d’où il vient. Liam Saltz ignorait que son beau-fils Eli possédait un lévrier ou un quelconque animal de compagnie. Le concierge de l’immeuble proche d’Harvard Square a dit à Marino que les animaux n’étaient pas autorisés. Au dire de tous, Eli n’avait pas de chien lorsqu’il avait loué son appartement là-bas au printemps dernier.
— On n’a pas besoin de faire ça ce soir, remarque Benton en conduisant.
Je caresse la tête soyeuse du lévrier, pleine de pitié pour lui. Je fais attention à ses oreilles abîmées. Il n’aime pas qu’on les touche, et son museau pointu porte de vieilles cicatrices. Il est calme, un peu hébété. Si seulement tu pouvais parler !
— Ça ne pose pas de problème au Dr Kessel. Autant le faire tant que nous ne sommes pas rentrés.
— Je ne faisais pas allusion aux problèmes du vétérinaire, rétorque Benton.
— J’avais compris.
Je caresse Sock, songeant que j’aimerais peut-être le garder. J’essaye de me souvenir du nom de la femme qui sert de nounou à Jet Ranger.
— Ne nous embarquons pas là-dedans, Kay.
— Lucy non plus n’est jamais chez elle et ça fonctionne très bien. Je crois qu’elle s’appelle Annette, ou peut-être Lanette. Je demanderai à Lucy si Annette, ou Lanette, peut passer dans la journée, peut-être tôt tous les matins. Pour prendre Sock et l’emmener chez Lucy, que Jet Ranger et lui se tiennent compagnie. Et Annette, ou Lanette, pourrait ramener Sock à Cambridge le soir. Ce ne serait pas trop difficile.
— Le moment venu, nous trouverons une bonne maison à Sock, répond Benton en prenant la sortie de Woburn.
Les phares de la voiture illuminent le panneau vert iridescent tandis que Benton ralentit sur la bretelle d’autoroute. Je souffle au chien :
— Tu vas avoir une belle maison… L’agent secret Wesley vient de le dire. Tu l’as entendu.
La voix de Benton s’élève du siège du conducteur plongé dans l’obscurité :
— L’idée d’avoir un chien a toujours été mauvaise dans ton cas, pour une raison très simple : ton QI chute d’à peu près cinquante points.
— Il deviendrait négatif alors. Moins dix, au moins.
— Je t’en prie, ne commence pas à bêtifier ou à parler ce charabia que tu utilises avec les animaux.
— Où pourrions-nous lui acheter à manger ?
— Je peux te déposer et faire un saut dans une épicerie ou un supermarché, propose mon mari.
— Pas de boîtes. Il faut d’abord que je me renseigne sur les marques. Un petit sachet de nourriture pour seniors, parce que Sock n’est pas un perdreau de l’année. Non, je sais, je vais lui préparer des blancs de poulet, du riz, du cabillaud et un peu de quinoa, une céréale bien saine. En définitive, je crois qu’il te faut une véritable épicerie. Il me semble qu’il y a un Whole Foods quelque part dans le coin.
Une fois dans la clinique vétérinaire, on me guide le long d’un couloir lumineux, de part et d’autre duquel s’ouvrent des salles d’examen. L’assistant qui nous accompagne est très gentil avec Sock, plutôt apathique. Il trottine avec légèreté, remontant lentement le couloir, comme s’il n’avait jamais participé à une course de sa vie et qu’il en fût parfaitement incapable.
— Je pense qu’il a peur, dis-je au technicien.
— Oh, ils sont paresseux.
— Qui croirait ça d’un chien capable de courir plus de soixante kilomètres à l’heure ?
— Quand ils y sont obligés, mais sinon ils préfèrent de loin dormir sur un canapé.
— Écoutez, je ne veux pas le traîner. Et il a la queue entre les jambes.
— Pauvre bébé, fait le technicien qui s’arrête toutes les trente secondes pour le caresser.
Je soupçonne le Dr Kessel d’avoir prévenu le personnel des tristes circonstances qui entourent l’arrivée du chien. Tout le monde s’est montré plein de considération, de compassion et d’attentions, comme si Sock était célèbre. J’espère sincèrement que tel ne sera pas le cas. Si son existence devenait publique, qu’il se retrouve l’objet de discussions sur Internet ou de plaisanteries de mauvais goût, lesquelles semblent se répandre autour de moi, je le déplorerais. Du genre : est-ce que j’emmène Sock à la morgue ? Est-ce qu’il a reçu un entraînement de chien de cadavre ? Que fait-il quand je rentre à la maison en sentant la mort ?
Il n’a pas de fièvre, ses dents et ses gencives sont saines, son pouls et sa respiration normaux, et il ne présente aucun signe de déshydratation ni de souffle cardiaque. Mais je refuse que le Dr Kessel pratique une prise de sang ou un prélèvement d’urine. Le chien n’a pas besoin de traumatismes supplémentaires, nous réserverons cela pour une visite complète une prochaine fois.
— Qu’il fasse un peu plus connaissance avec moi avant de m’associer à la douleur, dis-je au Dr Kessel, un homme mince en tenue médicale, l’air bien trop jeune pour avoir achevé l’école vétérinaire.
À l’aide d’un petit scanner qu’il baptise « baguette magique », il cherche une puce électronique qui aurait pu être implantée sous la peau du dos anguleux de Sock, assis sur la table d’examen tandis que je le caresse.
— Eh bien, il en a une, une jolie puce RFID là où elle devrait se trouver, sur l’épaule, annonce-t-il en découvrant ce qui apparaît sur l’écran du scanner. Nous avons donc un numéro d’identification. Je vais passer un coup de fil au Fichier national des animaux de compagnie et nous allons trouver à qui appartient ce garçon.
Le Dr Kessel téléphone et prend des notes. Il me tend bientôt un bout de papier avec un numéro de téléphone et le nom : Lost Sock, « Chaussette perdue ».
— En voilà un nom pour un chien de course, hein, mon vieux ? plaisante le vétérinaire. Tu as peut-être été à la hauteur, c’est pour ça qu’on t’a mis à la retraite. L’indicatif est 770. Ça vous dit quelque chose ?
— Non.
Il entre l’indicatif dans un ordinateur installé sur un comptoir et m’annonce :
— Douglasville, Géorgie. Probablement un cabinet de vétérinaires. Vous voulez que j’appelle pour voir s’ils sont ouverts ? Tu es bien loin de chez toi, lance-t-il alors à Lost Sock, dont il est exclu que je le nomme ainsi.
— Tu ne seras plus jamais perdu, je lui assure tandis que nous retournons vers la voiture.
Je préfère téléphoner en privé.
La femme qui me répond y va d’un simple « bonjour », comme s’il s’agissait d’un numéro personnel. Je lui explique que j’appelle à propos d’un chien dont la puce d’identification correspond à ce numéro.
— Alors il s’agit d’un de nos réformés, m’informe-t-elle avec l’accent un peu traînant du Sud. Probablement de Birmingham.
On a plein de réformés des courses là-bas. Comment s’appelle-t-il ?
Je le lui dis.
— Noir et blanc, cinq ans.
Je confirme.
— Il va bien ? Il n’est pas blessé ? Il n’a pas été maltraité ? s’inquiète la femme.
— Il est roulé en boule sur mes genoux.
— C’est un amour, mais ils le sont tous ! Ce qu’il y a de bien avec lui, c’est qu’il supporte les chats, les petits chiens et les enfants, pourvu qu’ils ne se suspendent pas à ses oreilles. Si vous patientez une seconde, je vais consulter l’ordinateur, pour voir où il devrait se trouver et avec qui. Je me souviens qu’une étudiante l’a pris, mais j’ai oublié son nom. Quelque part dans le Nord. Il était perdu, errant ? Et d’où appelez-vous ? Il a été dressé et éduqué, il a réussi le programme haut la main, vous avez là un très gentil chien et je suis sûre que sa propriétaire doit être aux quatre cents coups.
Je répète, tandis que je pense à cette étudiante propriétaire de Sock :
— Dressé et éduqué ? De quel programme parlez-vous ? Votre association est impliquée dans une sorte de programme particulier qui place des lévriers dans des maisons de retraite ou des hôpitaux ? Ce genre-là ?
— Dans les prisons. Il a été réformé de la course en juillet dernier et a suivi un programme de neuf semaines. Les détenus sont chargés du dressage. Dans son cas, il était à Chatham, la prison pour femmes, en Géorgie.
Benton m’a raconté que la thérapeute condamnée pour avoir molesté le jeune Jack Fielding, garçon difficile placé dans un établissement près d’Atlanta, était incarcérée dans une prison en Géorgie.
— Ils entraînaient déjà des chiens à la détection de bombes et nous avons pensé qu’ils auraient peut-être envie de faire quelque chose d’un peu plus chaleureux, explique la femme tandis que je la mets sur haut-parleur et monte le son. S’occuper d’un de ces petits amours, par exemple. Le détenu apprend la patience et le sens des responsabilités, à être l’objet d’un amour inconditionnel, et de son côté le lévrier apprend les ordres de base. Lost Sock a donc été dressé par une détenue de Chatham, qui a dit qu’elle voulait le garder quand elle sortirait. J’ai bien peur que ce ne soit pas avant un bon moment. Il a ensuite été adopté par quelqu’un qu’elle a recommandé, une jeune femme dans le Massachusetts. Vous avez de quoi écrire ?
Elle me donne le nom de Dawn Kincaid, ainsi que plusieurs numéros de téléphone. L’adresse est celle où nous nous trouvions à Salem, celle de la maison de Jack Fielding. Je doute sérieusement qu’elle ait vécu là, mais peut-être s’y est-elle rendue fréquemment. Je doute également qu’elle ait vécu en permanence avec Eli Goldman. Peut-être baby-sittait-il son chien. De toute évidence, il la connaissait, ils travaillaient tous les deux chez Otwahl, et je me souviens que Briggs a cité la synthèse chimique et la nano-ingénierie comme étant les spécialités de Dawn Kincaid. Dissimuler un système d’enregistrement audiovisuel dans un casque relevait du jeu d’enfant pour une spécialiste de son niveau. Il est probable qu’elle ait eu facilement accès au casque et à la radio satellite portable d’Eli. Elle travaillait avec lui. Son chien se trouvait dans l’appartement du jeune homme, ce qui sous-entend qu’elle devait venir régulièrement. Elle a pu y séjourner. Elle pourrait disposer d’une clé.
Quand je l’appelle, Bryce se trouve toujours au Centre de sciences légales. Je lui demande de sortir du dossier la photocopie que j’ai faite de la lettre d’Erica Donahue avant de l’envoyer aux labos et de me lire les numéros de téléphone. Je les note et l’interroge sur ce qui se passe au labo d’analyse d’ADN.
— Ils travaillent sans interruption. J’espère que vous ne revenez pas ici ce soir. Allez-vous reposer.
— Le colonel Pruitt est-il là, ou en route pour Dover ?
— Je l’ai vu il y a un petit moment. Il est avec le général Briggs, et certains de leurs gens débarquent de Dover. Enfin, je suppose que ce sont aussi les vôtres…
— Mettez la main sur le colonel Pruitt et demandez-lui si les profils prélevés sur la machine à écrire seront bien comparés dans le fichier CODIS, au plus vite, ainsi que je l’ai exigé. C’est peut-être déjà fait ? En tout cas, il sait de quoi je parle. Mais le plus important, c’est que je veux une recherche familiale. Il faut comparer tous les profils ADN à l’empreinte de Jack Fielding. La recherche dans CODIS devra inclure une comparaison avec l’empreinte d’une détenue de Chatham, une prison pour femmes en Géorgie. Une certaine Kathleen Lawler, dis-je en le lui épelant. Une récidiviste…
— Où ça ?
— Chatham, la prison pour femmes près de Savannah, en Géorgie. Son profil ADN devrait se trouver dans la base CODIS…
— Quel rapport avec ?…
— Jack et elle ont eu une fille. Je veux une recherche familiale pour voir si nous avons une correspondance avec les éléments récupérés…
— Il a quoi ? Il a quoi avec qui ?
— Et les empreintes latentes sur la pellicule plastique…
— D’accord. Là, vous me mettez la tête à l’envers…
— Bryce, remettez-la d’aplomb et calmez-vous. Vous feriez bien de noter tout ça.
— C’est ce que je fais, patronne !
— Je veux que les empreintes sur la pellicule soient comparées à celles de Fielding et aux miennes, et je veux qu’on détermine les empreintes ADN là-dessus aussi, le plus vite possible. Pour savoir qui d’autre y a touché. Sans doute la personne qui a fabriqué ou modifié le patch. Et je parie qu’Otwahl dispose d’un fichier recensant les empreintes digitales de tout son personnel. Logique pour une entreprise aussi obsédée par la sécurité. Il est très important que nous sachions exactement qui a fourni ces patchs modifiés. Le colonel Pruitt et le général Briggs comprendront tout cela.
Je téléphone ensuite à Erica Donahue, tandis que Benton traverse Cambridge, suivant les mêmes rues qu’Eli la dernière fois qu’il a marché ici avec Sock le dimanche, en chemin pour rencontrer son beau-père, pour dénoncer les agissements d’Otwahl Technologies à un homme disposant d’une influence certaine.
La voix de Mme Donahue se déverse par l’intermédiaire du haut-parleur. Elle m’apprend que Dawn Kincaid est venue à Beacon Hill, chez eux, à de multiples reprises et qu’elle y est toujours la bienvenue. Les Donahue l’adorent.
— La bienvenue, cela signifie à quelle fréquence ?
— Pour dîner ou bien juste en passant, surtout les week-ends. Vous savez, elle s’est construite à la force du poignet, elle a dû travailler dur. Elle a traversé tant de malheurs. Elle a perdu sa mère dans un accident de voiture, puis son père est mort tragiquement, j’ai oublié de quoi. Une jeune femme tellement adorable, qui a toujours été si gentille avec Johnny. Ils se sont rencontrés chez Otwahl quand il a commencé à travailler là-bas, au printemps dernier, bien qu’elle soit plus âgée. Elle prépare un doctorat au MIT, après avoir étudié à Berkeley, je crois. Elle est incroyablement intelligente et si séduisante. Comment la connaissez-vous ?
— Nous ne nous sommes jamais rencontrées.
— C’est vraiment la seule amie de Johnny. En tout cas la plus proche qu’il ait jamais eue. Il ne s’agit pas d’un lien sentimental. Je l’avais espéré, mais je doute que cela se produise un jour. Je crois qu’elle sort avec quelqu’un d’autre chez Otwahl, un scientifique avec qui elle travaille là-bas.
— Vous connaissez son nom ?
— Désolée, je ne m’en souviens pas, si même je l’ai jamais su. Il me semble qu’il vient également de Berkeley et qu’il a atterri là à cause du MIT et d’Otwahl. Un Sud-Africain. J’ai entendu Johnny faire allusion de façon assez grossière au petit « génie boutonneux afrikaner » avec qui sortait Dawn, et d’autres qualificatifs que je ne répéterai pas. Avant, Dawn fréquentait un « crétin de sportif », d’après mon fils, qui est un peu jaloux…
— Un crétin de sportif ?
— Une chose affreuse à dire d’un pauvre garçon mort si tragiquement. Mais Johnny manque de tact, entre autres choses qui le distinguent des autres.
— Vous connaissez le nom de cet homme ?
— Ça m’est sorti de l’esprit, mais il s’agissait du footballeur retrouvé dans le port.
— Johnny a-t-il évoqué cette affaire avec vous ?
— Vous ne sous-entendez pas que mon fils a quelque chose à voir avec…
Je la rassure en lui affirmant que je n’ai jamais impliqué quoi que ce soit de ce genre et conclus la conversation alors que les pneus du SUV arrachent des crissements à la neige gelée qui recouvre l’allée de notre maison à Cambridge. Au bout de celle-ci, sous les branches nues d’un énorme chêne, se trouvent les anciennes écuries transformées en garage. Les phares illuminent leurs doubles portes en bois.
— Tu as entendu, Benton ?
— Cela ne prouve pas l’innocence de Jack, qu’il n’a pas tué Wally Jamison, Mark Bishop ou Eli Goldman, rétorque-t-il. Soyons prudents.
— Bien entendu ! Nous le sommes toujours. Tu ne savais rien de tout ça ?
— Je ne peux pas te faire part des confidences d’un patient. Disons les choses autrement : ce que Mme Donahue vient de raconter est intéressant, et je n’ai jamais prétendu que j’étais convaincu de la culpabilité de Fielding. En revanche, nous n’avons pas de certitudes sur certains aspects, ce qui explique que la prudence soit de mise. Je te promets que nous les obtiendrons. Tout le monde cherche Dawn Kincaid et je vais transmettre ces dernières informations.
Il me fait comprendre que nous ne pouvons ou ne devrions rien faire, et il a raison. Inutile de nous lancer tous deux aux trousses de Dawn Kincaid, qui se trouve sans doute maintenant à un millier de kilomètres.
Le SUV arrêté, Benton pointe la télécommande. Une porte du garage remonte en s’enroulant et une lumière s’allume à l’intérieur, illuminant son cabriolet noir Porsche et trois emplacements vides.
Il gare le SUV à côté de la voiture de sport. Je glisse la laisse autour du long cou mince de Sock, puis l’aide à descendre de mes genoux et de la voiture. Un froid polaire s’engouffre dans le garage par l’ouverture de la fenêtre manquante du fond. Escortée par Sock, je traverse le sol revêtu de caoutchouc et regarde à travers l’ouverture béante la cour recouverte d’une épaisse couche blanche. En dépit de la dense obscurité, je distingue la neige piétinée, de nombreuses empreintes de pas. Les enfants du quartier ont encore utilisé notre maison comme raccourci. Mais cela va cesser. Maintenant que nous avons un chien, je vais faire monter un mur ou une clôture autour de la cour. Je deviendrai la méchante voisine grincheuse qui interdit qu’on pénètre chez elle.
Le froid est vif, la nuit blanche et silencieuse. Nous sortons du garage pour remonter l’allée glissante et je remarque :
— Savoureux ! Tu décides d’installer un système d’alarme dans le garage, mais il ne fonctionne pas et n’importe qui peut s’y introduire. Quand aurons-nous une nouvelle fenêtre ?
Nous nous dirigeons vers la porte de derrière à pas prudents sur la neige gelée. À l’évidence, Sock n’apprécie guère ce terrain et lève les pattes en frissonnant comme s’il progressait sur des charbons ardents. Les arbres se balancent au gré du vent sous un ciel constellé d’étoiles. Une lune petite et blafarde brille très haut au-dessus des toits de Cambridge.
— Galère, admet Benton en changeant le sac de courses de main pour trouver la clé de la porte d’entrée. Demain, je les fais venir à la première heure. Simplement, je n’étais pas là et quelqu’un doit rester à la maison.
— Ce ne serait pas bien difficile de faire poser une clôture pour Sock derrière. Pour le laisser sortir sans craindre qu’il ne fugue.
— Tu m’as dit qu’il n’aimait pas courir.
Benton déverrouille la porte de la véranda.
Au-delà, j’aperçois les silhouettes sombres des arbres de Norton’s Woods. Plongé dans l’obscurité, le bâtiment de bois au toit de métal à trois niveaux dresse sa masse noire dans la nuit. Mon regard effleure le siège de l’Académie des arts et des sciences, je pense à Liam Saltz, à son beau-fils assassiné, et la tristesse m’envahit. Je me demande si la Flybot mutilée repose toujours là-bas, quelque part, enterrée et gelée, dépourvue de vie, pour employer l’image de Lucy, car hors de portée de la lumière solaire. J’ai le pressentiment que quelqu’un l’a retrouvée. Le FBI peut-être. Ou bien des gens de l’Agence de recherches avancées de la Défense, du Pentagone. Ou encore Dawn Kincaid.
— Je crois qu’il a besoin de bottes, dis-je. Ils font des petites bottines pour chiens. Ça évite qu’ils s’entaillent les pattes sur la glace et la neige.
— Tu sais, dans ce froid il n’ira pas très loin, rétorque Benton.
Il ouvre la porte et l’alarme se met à biper.
— Fais-moi confiance, ajoute-t-il. Tu auras du mal à ce qu’il sorte par ce temps. J’espère qu’il est éduqué à faire ses besoins dehors.
— Il faut aussi lui trouver un ou deux manteaux. Je suis étonnée qu’Eli ou Dawn, ou qui que ce soit, n’en ait pas acheté. Par ici, les lévriers en ont besoin. Ce n’est pas vraiment l’endroit idéal pour ce genre de chiens, mais c’est comme ça, mon pauvre Sock. Tu vas être traité comme un coq en pâte, bien au chaud et bien nourri.
Benton entre le code sur le clavier, puis réarme le système dès qu’il a fermé la porte derrière nous. Sock s’appuie contre mes jambes.
Je propose :
— Tu allumes un feu et je prépare à boire. Ensuite, je ferai du poulet et du riz ou bien du cabillaud et du quinoa, mais pas tout de suite. Il a dévoré du poulet et du riz toute la journée, je ne tiens pas à ce qu’il soit malade. Qu’est-ce que tu veux manger ? Je devrais plutôt demander ce qu’il y a dans la maison, d’ailleurs…
— Il reste de ta pizza dans le freezer.
J’allume. Les vitraux français de la cage d’escalier sont invisibles pour nous, mais doivent être magnifiques vus du dehors, éclairés de l’intérieur. Lorsque je sortirai Sock le soir, les scènes de nature seront illuminées. Un vrai plaisir. Je m’imagine jouer avec lui au printemps et en été, lorsqu’il fera chaud, les vitraux éclatants dans la nuit, et la vie sera civilisée et paisible. Vivre à la limite d’Harvard, rentrer du bureau pour retrouver mon bon vieux chien. Et je planterai une roseraie derrière. Cette perspective me ravit.
— Pour l’instant, rien à manger pour moi, décrète Benton en ôtant son manteau. Chaque chose en son temps. Un bon verre, quelque chose de bien raide, s’il te plaît.
Il pénètre dans le salon. Les griffes de Sock crissent sur le parquet, puis les tapis étouffent le son alors que nous traversons pièce après pièce pour rejoindre la cuisine. Il se presse contre mes jambes tandis que j’ouvre les placards en merisier au-dessus des appareils ménagers en inox. Quoi que je fasse, le lévrier vient se coller contre moi, contre mes mollets. Je sors les verres, des glaçons, puis une bouteille de notre meilleur whisky, un Glenmorangie single malt de vingt-cinq ans d’âge, cadeau de Noël de Jaime Berger. Je nous verse à boire le cœur serré, en pensant à la rupture de Lucy et Jaime, aux gens disparus, à ce que Fielding a fait de sa vie, à sa mort. Il n’a jamais cessé de se détruire, et quelqu’un a achevé la tâche à sa place, lui a fourré le canon d’un Glock dans l’oreille et a pressé la détente. Sans doute alors qu’il se tenait près du congélateur cryogénique, où il entreposait du sperme de contrebande avant de l’expédier aux femmes, aux mères et aux amantes d’hommes morts trop jeunes.
À quelle personne Fielding aurait-il fait confiance au point de lui donner accès à sa cave, de lui faire partager son entreprise illégale, de lui laisser la jouissance de sa maison et probablement de tout ce qu’il possédait ? Je me souviens des paroles de son ancien patron, le médecin expert de Chicago. Il était content, avait-il dit, que Jack déménage dans le Massachusetts pour se rapprocher de sa famille. Simplement, il ne faisait pas allusion à Lucy, Marino ou moi, à aucun de nous, même pas à sa femme et leurs deux enfants. Le médecin expert parlait de quelqu’un dont j’ignorais jusqu’à maintenant l’existence, j’en suis certaine, et si je ne m’étais pas montrée aussi égoïste et égotiste, l’idée m’en serait venue plus tôt.
Me persuader de l’importance que j’avais dans la vie de Fielding, voilà qui me ressemble bien, alors que Fielding ne pensait pas du tout à moi quand il avait mentionné sa famille à son ancien patron. Il parlait probablement de l’enfant qu’il avait eu avec son premier amour, sans doute la première femme avec laquelle il avait eu des relations sexuelles, la thérapeute de l’établissement près d’Atlanta qui avait porté sa fille, puis avait abandonné celle-ci, tout comme tout le monde avait abandonné Fielding. Une fille avec un lourd bagage héréditaire, comme dit Benton, qui la ferait atterrir en prison, à moins d’être morte avant. L’année dernière, elle était venue ici de Berkeley, et Fielding était de retour de Chicago.
Je pénètre dans le confortable salon aux poutres apparentes et aux bibliothèques encastrées, plongé dans la pénombre. La lumière est éteinte, un feu crépite et rougeoie dans la cheminée de brique. Des étincelles jaillissent lorsque Benton déplace une bûche avec le tisonnier. J’annonce :
— 1978. Elle aurait environ l’âge de Lucy, à peu près trente et un ans.
Je lui tends une généreuse rasade de whisky avec peu de glaçons. L’alcool prend des reflets cuivrés sous la lueur du feu de bois. Je reprends :
— Tu crois que c’est elle ? Que Dawn Kincaid est sa fille biologique ? Moi, j’en suis convaincue. Et j’espère que tu n’étais pas déjà au courant.
— Je te jure que non. Si c’est bien cela.
— Tu n’étais pas du tout focalisé sur Dawn Kincaid ou sur un enfant que Fielding avait eu avec cette femme en prison.
— Absolument pas. Kay, souviens-toi à quel point tout ça est récent.
Nous nous installons l’un à côté de l’autre sur le canapé, et Sock vient se lover sur mes genoux. Benton poursuit :
— Jusqu’à la semaine dernière, pas de traces de Fielding sur nos radars, en tout cas pour rien de criminel ou de violent. Mais j’aurais dû effectuer des recherches sur le bébé adopté, reconnaît Benton d’un ton qui montre qu’il s’en veut un peu. J’aurais fini par le faire, mais cela ne paraissait pas suffisamment important sur le moment.
— Et ce ne l’était pas, comparé à tout le reste. Je ne te reproche rien.
— D’après les dossiers auxquels j’avais eu accès, le bébé, une fille, avait été confié à l’adoption lorsque la mère était en prison la première fois. Une agence d’adoption à Atlanta. À l’instar de certains enfants adoptés, elle s’est peut-être mis en tête de découvrir l’identité de ses parents biologiques.
— Et avec son intelligence, cela n’a sans doute pas été très difficile.
— Bon sang, soupire Benton en ingurgitant une gorgée de whisky, c’est toujours la métaphore du grain de sable dont on pense qu’il est dénué d’importance, qu’il peut attendre…
— Je sais. Cela marche presque toujours comme ça. Le détail dont on ne veut pas s’embarrasser.
Assis sur le canapé, nous contemplons le feu, Sock roulé en boule sur mes genoux. Il s’est attaché à moi, ne me quitte pas des yeux et éprouve la nécessité d’être en contact avec moi, comme s’il redoutait que je disparaisse, le laissant à nouveau abandonné dans une maison délabrée où des choses horribles se produisent.
Benton poursuit d’un ton plat :
— À mon avis, l’ADN nous donnera cette information sur Dawn Kincaid. Je regrette que nous ne l’ayons pas soupçonnée plus tôt, mais nous n’avions aucune raison de chercher dans cette direction.
— Inutile de revenir sur ce point. Pourquoi y aurais-tu pensé ? En quoi un bébé, que Fielding avait conçu adolescent, possédait-il un lien avec toute cette affaire ?
— De toute évidence, si.
Je plaisante :
— Avec tout le recul nécessaire, prévoir est chose aisée.
— Je savais qu’il écrivait à Kathleen Lawler, qu’il correspondait avec elle par e-mails. Mais il n’y a rien de criminel à cela, rien qui puisse inspirer le soupçon. Aucune mention de quelqu’un du nom de Dawn, juste d’un intérêt qu’ils avaient en commun. Je me souviens de ces mots, leur « intérêt commun ». Bon sang, je croyais qu’ils parlaient de crime, peut-être leur ancien crime, et comment celui-ci les avait à jamais transformés tous les deux, explique Benton, l’air contrit, tentant de démêler la situation au fil de son discours. Je dois maintenant me demander si cet intérêt commun n’était pas leur enfant, Dawn Kincaid, pourquoi pas ? Quel malheur que Jack n’ait jamais réussi à surmonter cette partie de sa vie, qu’il soit demeuré lié à Kathleen Lawler, et réciproquement, sans doute ! Et puis une fille dotée de l’intelligence de Fielding, ses bons et ses mauvais côtés. Et les bons et très mauvais côtés de la mère. Dieu sait tous les endroits où la gamine a été ballottée, sans jamais vivre avec son père, dont je pense qu’elle ne l’a pas connu avant l’âge adulte. Évidemment, tout cela n’est que suppositions.
— Pas complètement. C’est comme une autopsie. La plupart du temps, elle me confirme ce que je sais déjà.
— J’ai bien peur que nous ne nous trompions pas et que nous ayons vraiment affaire à une histoire horrible. Quand on parle de mauvaise graine et des péchés du père…
— En l’occurrence, il s’agirait plutôt des péchés de la mère.
— Je dois passer des coups de téléphone, annonce Benton en demeurant assis à boire son verre, le regard fixé sur le feu.
Il est en colère contre lui-même. Il ne supporte pas d’avoir raté ce fameux grain de sable, comme il le nomme. Le voilà convaincu que la recherche d’un bébé né il y a plus de trente ans en prison aurait dû devenir son absolue priorité. Totalement déraisonnable ! Comment aurait-il pu penser qu’un tel détail avait tant d’importance ?
— Jack n’a jamais mentionné Dawn Kincaid devant moi, ni une enfant confiée à l’adoption. Absolument jamais. Je n’en avais pas la moindre idée, dis-je.
Le whisky m’a réchauffée. Je caresse Sock, les bosses sur ses côtes, le cœur étreint d’une tristesse qui refuse de me libérer. Je poursuis :
— Je doute vraiment qu’elle ait vécu avec lui jusqu’à une période récente. Je ne vois pas comment le contraire serait possible. En tout cas, sûrement pas à Richmond. Et il est peu plausible que ses femmes aient accepté de voir entrer dans leurs vies une fille née de cette première liaison criminelle, si tant est qu’elles aient été au courant. Il ne leur a sans doute jamais rien raconté, sinon pour faire allusion à sa difficulté de travailler sur des décès d’enfants. Et je ne suis même pas certaine qu’il leur ait fait part de cette aversion.
— Toi, il te l’a dit.
— Je n’étais pas une femme de sa rie, mais sa patronne.
— Pas seulement.
— Benton, je t’en prie, nous n’allons pas recommencer. Cela devient ridicule. Je sais que tu es de mauvaise humeur et nous sommes tous deux fatigués.
— C’est juste l’idée que tu ne te sois pas montrée honnête avec moi. Je me fiche de ce que tu as pu faire à cette époque-là.
Je n’ai pas le droit d’éprouver quoi que ce soit concernant une relation que tu as eue avant que nous soyons ensemble.
— Tu ne t’en fiches pas et tu en as parfaitement le droit. Mais combien de fois devrai-je te le répéter ?
— Je me souviens de la première fois que nous nous sommes fréquentés.
— Mon Dieu, comme c’est daté ! Je parle du mot, bien sûr… On dirait deux personnes un dimanche soir à la télé dans les années 1950, dis-je en lui prenant la main.
— 1988, ce restaurant italien dans le quartier du Fan. Tu te souviens de Joe’s ?
Je souris :
— Chaque fois que je sortais avec des flics, nous atterrissions là. Rien de mieux qu’une grande assiette de spaghettis après une scène de crime.
— Tu étais médecin expert depuis peu de temps.
Benton s’adresse aux flammes dans la cheminée et me caresse doucement les doigts. Nos deux mains reposent sur Sock. Il poursuit :
— Je t’ai posé la question à propos de Jack parce que tu te montrais si vigilante à son égard, concernée et concentrée, que ça m’a paru inhabituel. Et plus je te sondais sur le sujet, plus tu te montrais évasive. Je ne l’ai jamais oublié.
— Cela n’avait rien à voir avec Jack, mais avec ce que je ressentais vis-à-vis de moi-même.
— À cause de Briggs. Un homme en dessous de qui il ne fait pas bon se trouver. Pardon, cela peut prêter à confusion, ce n’est pas ce que je voulais dire. Encore que tu ne serais pas nécessairement sous lui, ou qui que ce soit d’autre, mais plutôt au-dessus.
— Pas de sarcasmes, s’il te plaît.
— Je me moque de toi, et nous sommes tous les deux trop fatigués et à cran pour ça. Je m’excuse.
— De toute façon, c’est de ma faute. Inutile de rejeter la responsabilité sur lui ou un autre. Mais, à cette époque, pour moi le général était un dieu. J’étais, au fond, protégée. Je n’avais rien fait d’autre qu’aller en cours, étudier, passer d’un stage médical à un autre. Seigneur, toutes ces années d’internat, une sorte de long rêve consacré au travail, sans beaucoup dormir, mais en obéissant aux détenteurs de l’autorité. Au tout début, je remettais rarement celle-ci en question. J’avais le sentiment que je ne méritais pas de devenir médecin. J’aurais dû m’occuper de la petite épicerie de mon père, être une bonne mère, une épouse parfaite, mener une vie simple, comme les autres membres de ma famille.
— Je comprends très bien. John Briggs était la personne la plus puissante à laquelle tu avais eu affaire, me rassure Benton.
Je sens qu’il connaît peut-être Briggs mieux que je l’ai imaginé. Je me demande jusqu’où ont été leurs conversations ces six derniers mois, et pas seulement au sujet de Fielding. Je m’interroge sur ce que Benton sait de Briggs, et surtout de moi. Je poursuis :
— Je t’en prie, ne te sens pas menacé par Briggs. Notre passé commun n’a plus d’importance. Et, de toute façon, le problème se résume à ma perception de la situation d’alors. À cette époque-là, j’avais besoin qu’il soit un homme de pouvoir.
— Parce que ton père était tout l’opposé. Toutes ces années où il a été malade, où tu as pris soin de lui, de tout le monde. Tu voulais que pour une fois quelqu’un s’occupe de toi.
— Et quand on obtient ce qu’on veut, devine ce qui se passe… John s’est très mal occupé de moi. Enfin, il serait plus exact de dire que je me suis très mal occupée de moi. J’ai su ou, encore mieux, on m’a persuadée d’aller contre ma conscience et me laisser embarquer dans quelque chose qui n’était pas juste.
— La politique, dit Benton comme s’il était au courant.
— Que sais-tu de ce qui s’est passé à cette époque-là ?
Je détaille les ombres qui dansent sur son beau visage intense dans la lueur du feu.
— Je crois qu’on sert deux ans en échange de chaque année d’études juridiques ou médicales payée par l’armée. Donc, à moins que je ne sois vraiment nul en maths, tu devais au gouvernement américain huit ans de service dans l’armée de l’air, et plus spécifiquement à l’Institut d’anatomopathologie et au bureau du médecin expert de l’armée.
— Six. J’ai bouclé Johns Hopkins en trois ans.
— Exact. Mais tu as servi combien de temps ? Un an ? Et à chaque fois que je t’ai posé la question, tu m’as servi la même rengaine, à savoir que l’Institut d’anatomopathologie voulait créer un programme de bourses en Virginie, et qu’ils avaient décidé de t’installer là-bas en tant que médecin expert.
J’explique :
— Nous avons bien lancé ce programme. À cette époque, il n’existait pas beaucoup de services disponibles quand on faisait partie de l’Institut et qu’on souhaitait se spécialiser en médecine légale. Nous avons donc ajouté Richmond. Et maintenant, bien entendu, nous, le Centre de sciences légales. C’est ce que nous visons et je dois mettre ça en place au plus vite.
— La politique, répète Benton en sirotant son whisky. Tu t’es toujours sentie coupable de quelque chose. Pendant très longtemps, j’ai pensé qu’il s’agissait de Jack. Parce que tu avais eu une liaison avec lui, que tu avais répété son traumatisme originel : une femme de pouvoir responsable de lui, qui entretient des relations sexuelles avec lui, le réduit à nouveau à l’état de victime. Voilà qui aurait été impardonnable à tes yeux, non ?
— Sauf que rien de tout cela n’est vrai.
— Tu me l’assures ?
— Je te l’assure.
— En tout cas, tu as fait quelque chose.
Il n’a pas l’intention de laisser tomber.
— Oui… avant Jack.
— Kay, tu as simplement obéi aux ordres. Il faut que tu lâches prise, me presse-t-il.
Il sait. Il est évident qu’il sait.
— Je n’ai jamais dit la vérité aux familles.
Il demeure silencieux. Je reprends :
— Les deux femmes assassinées au Cap. Je ne pouvais pas appeler les proches, leur raconter ce qui s’était véritablement passé. Ces gens sont convaincus qu’il s’agissait de racisme, de membres de gangs pendant l’Apartheid. Un taux de criminalité élevé, un grand nombre de Noirs tuant des Blancs, voilà qui arrangeait certains leaders politiques à ce moment-là. Ils voulaient que ça devienne la vérité. Plus il y avait d’affaires de ce genre, mieux c’était.
— Kay, ces leaders ne sont plus là aujourd’hui.
— Tu devrais passer tes coups de fil, Benton. Appeler Douglas, je ne sais qui, leur parler de Dawn Kincaid. Les informer des examens que j’ai demandés et de sa probable identité.
— L’administration Reagan est loin derrière nous, Kay.
Benton veut me pousser aux confidences, et je suis convaincue que le sujet a déjà été débattu. Briggs lui en a probablement parlé, parce qu’il sait fichtrement bien à quel point la chose me hante.
— Mes actes ne sont pas loin derrière moi.
— Kay, tu n’as absolument rien fait de répréhensible ! Tu n’avais rien à voir avec leurs assassinats. Et je n’ai pas besoin de connaître les détails pour t’affirmer ça, assure-t-il en entrelaçant ses doigts aux miens.
Nos mains jointes s’élèvent et s’abaissent au rythme de la respiration de Sock.
— J’éprouve le sentiment contraire. J’ai tout à y voir.
— Non. D’autres gens étaient responsables et on t’a obligée à garder le silence. Sais-tu le nombre de fois où je suis tenu de dissimuler ce que je sais ? Et toute ma vie s’est déroulée de cette façon. L’autre option se résume à aggraver la situation. La question est là. Parler fait-il empirer les choses, avec pour conséquence la persécution ou la mort d’autres personnes ? Primum non nocere. « D’abord ne pas nuire. » Je pèse tout à cette aune et suis absolument certain que tu agis de même.
Je n’ai pas besoin d’un sermon.
Sock respire paisiblement, heureux, comme s’il était chez lui et avait toujours vécu avec nous. Je demande à Benton :
— Tu crois qu’elle est coupable ? Qu’elle les a tous tués ?
— Maintenant je me pose des questions, reconnaît-il en contemplant son verre, qui a pris la couleur du miel dans la lueur du feu de cheminée.
— Elle a tué Jack pour mettre fin à ses souffrances ?
— Elle le détestait probablement, rectifie mon mari. Voilà pourquoi elle s’est rapprochée de lui une fois adulte. Elle a voulu le connaître, si cette hypothèse est la bonne.
— En tout cas, je ne crois pas que ce soit lui qui ait entravé Wally Jamison dans sa cave et qui l’ait taillé en pièces. Si Wally s’est rendu de son plein gré à la maison de Salem, c’est probablement à l’invitation de Dawn, pour la voir. Elle lui a peut-être proposé une mise en scène, une sorte de jeu sexuel macabre pour Halloween. Peut-être a-t-elle agi de la même façon avec Mark Bishop. Et lorsqu’elle les a sous contrôle, sous son charme, qu’elle les a amenés exactement là où elle le souhaitait, elle frappe. Pour quelqu’un d’aussi diabolique, c’est l’excitation ultime.
— La seconde femme de Liam Saltz, la mère d’Eli, est sud-africaine, m’annonce Benton. De même que le père biologique d’Eli, son mari de l’époque. La chevalière que portait Eli a sans doute été subtilisée par Dawn chez les Donahue, en même temps que le papier à lettres et la machine à écrire. Tant qu’elle y était, elle a peut-être utilisé le gros ruban adhésif pour collecter des fibres, des indices, de l’ADN, dans le but de faire croire que la lettre provenait véritablement d’Erica Donahue et démolir davantage l’alibi de Johnny.
— Voilà que tu réfléchis de façon aussi irrationnelle que moi, dis-je d’une voix désabusée. C’est ce qui s’est passé, ou à peu près, j’en suis convaincue.
— Le jeu…, médite Benton du ton qu’il adopte lorsqu’il hait les agissements d’un individu. Des jeux, et encore des jeux, élaborés et complexes, des émotions fortes. J’attends avec impatience de rencontrer cette foutue salope, vraiment !
— Tu as peut-être assez bu ?
— Oh non, et de très loin ! Quoi de plus idéal qu’une femme séduisante, une grosse tête, plus âgée que lui, pour manipuler Johnny Donahue ? Pour fourrer dans le crâne de ce pauvre gamin qu’il a assassiné un enfant de six ans pendant ses délires et ses absences, provoqués par les drogues avec lesquelles elle a trafiqué ses médicaments ? Un individu toxique, qui détruit les gens qu’il est censé aimer, qui leur fait payer le moindre faux pas commis contre lui… Tu y ajoutes sa prédisposition génétique et peut-être le même cocktail de drogues que celui de Fielding…
— Tous les ingrédients sont réunis pour déchaîner l’ouragan…
Benton continue du même ton, et je sais que si je le regardais dans les yeux, j’y verrais un mépris absolu.
— « Voyons jusqu’où je peux aller en me transformant en machine à tuer, et m’en tirer… » Et une fois qu’elle en a terminé, elle demeure la seule debout au milieu d’un foutu champ de cadavres. Blindée, à l’épreuve des balles.
Sa dernière phrase me rappelle le carton que j’ai laissé dans la voiture. J’acquiesce :
— Tu as peut-être raison. Tu devrais passer tes coups de téléphone.
— Sadique, manipulatrice, narcissique, borderline.
— Je suppose qu’il y a des gens qui réunissent tout ça.
Je pose mon verre sur la table basse et fais doucement descendre Sock sur le tapis.
— Oui, il y en a.
Je me lève du canapé en déclarant :
— J’ai oublié le carton que Briggs a déposé pour moi. Je vais en profiter pour sortir Sock. Prêt à faire tes besoins ? dis-je au chien. Ensuite, je réchaufferai la pizza. Je parie que nous n’avons pas de quoi faire une salade ? Bon sang, qu’est-ce que tu as mangé pendant mon absence ? Laisse-moi deviner. Tu fonces chercher de la cuisine chinoise chez Chang An et tu vis dessus pendant trois jours ?
— Ce serait vraiment sympa là.
— Je suppose que tu as fait ça semaine après semaine.
— Mais je préfère de loin ta pizza !
— La flatterie ne prend pas.
Je file dans la cuisine chercher la laisse de Sock, que je lui passe. Je trouve une torche dans un tiroir, une vieille Maglite que Marino m’a donnée il y a des siècles, en aluminium noir, très longue, avec de grosses piles D, qui me rappelle l’époque où la police utilisait des lampes aussi gigantesques que des matraques. Aujourd’hui tout est devenu petit, comme les minuscules SureFire que Lucy adore et celles que Benton conserve dans sa boîte à gants. Je désactive l’alarme et m’inquiète du froid pour Sock. Tandis que nous descendons dans l’obscurité les marches du perron de derrière, je me rends compte que j’ai oublié d’enfiler un manteau.
Le témoin lumineux du détecteur de mouvements du garage est éteint. Je tente en vain de me souvenir si tel était le cas il y a une heure, lorsque nous sommes rentrés. Il y a tant de choses à réparer, à changer, à faire. Par quoi commencer demain ?
Benton n’a pas fermé le garage à clé. Avec une fenêtre béante de la taille d’un grand écran de télévision, une telle précaution s’avère inutile. Il règne un froid glacial dans les écuries aménagées plongées dans l’obscurité. L’air souffle à travers le carré sombre que je distingue à peine. Je tente d’allumer la Maglite, qui ne marche pas. Les piles doivent être mortes. Quelle idiote de ne pas avoir pensé à vérifier avant de quitter la maison ! Je pointe la clé de contact en direction du SUV : la serrure stridule, mais le plafonnier demeure éteint. Foutu véhicule du FBI, l’agent spécial à qui elle appartient a dû déconnecter l’éclairage intérieur. À tâtons, je cherche sur la banquette arrière le fameux carton, très volumineux. Il ne va pas m’être facile de transporter le tout en tenant Sock. Impossible en fait.
— Désolée, Sock, dis-je au chien que je sens trembler contre mes jambes. Je sais qu’il fait froid ici. Accorde-moi une minute. Je suis vraiment désolée. Mais tu t’en rends compte maintenant, je suis quelqu’un de très bête.
Je me sers de la clé de contact pour fendre le ruban adhésif qui ferme le carton, puis tire un gilet pare-balles dont le toucher m’est familier, même si je n’ai jamais essayé ce modèle-là. Je reconnais le nylon résistant et la rigidité des plaques balistiques en céramique-kevlar, que Briggs – ou quelqu’un d’autre – a déjà insérées dans les poches internes. Je tire les attaches en velcro sur les côtés pour écarter les pans du gilet et le jeter sur mon épaule. Je sens le poids du gilet pare-balles autour de mon torse lorsque je repousse la portière pour la fermer. Sock saute en arrière comme un lapin et m’arrache la laisse des mains.
— C’est la portière, Sock ! Tout va bien, viens là, Sock…
À l’instant où je le hèle, je perçois un mouvement à l’intérieur du garage, près de la fenêtre ouverte. Je me retourne pour voir de quoi il s’agit, mais il fait trop sombre.
— Sock ? C’est toi ?
Un souffle d’air glacé m’entoure, le coup qu’on m’assène dans le dos ressemble à un marteau qui s’abat entre mes omoplates, et je perds l’équilibre.
Un cri perçant, un violent sifflement, une brume chaude m’éclabousse le visage alors que je m’écroule brutalement contre le SUV et balance un coup de toutes mes forces, au jugé. La Maglite s’écrase avec la violence d’une batte de base-ball contre quelque chose de dur qui cède sous le choc et se déplace. Je balance de nouveau un coup et frappe quelque chose de différent. Je sens l’odeur métallique du sang, le goût m’envahit les lèvres et la bouche. Je continue de frapper, frapper dans le vide. Les lumières s’allument, je suis aveuglée par leur éclat et couverte d’une mince pellicule de sang, comme si on m’avait aspergée avec un pistolet à peinture. Benton est là, dans le garage, et pointe une arme sur la femme vêtue d’un long manteau noir, affalée face contre le sol en caoutchouc. Le sang s’accumule sous sa main droite. À côté gît l’extrémité d’un doigt tranché, terminé d’un ongle d’un blanc éclatant, une magnifique french manucure. Un peu plus loin encore, un couteau muni d’une mince lame en acier, d’un large manche noir et d’un bouton d’émission de gaz sur la garde en métal brillant.
— Kay ? Kay ? Tu vas bien ? Kay ! Tu vas bien ?
Je me rends compte que Benton hurle alors que je me suis accroupie près de la femme, que je tâte son cou pour trouver le pouls. Je m’assure qu’elle respire et la retourne pour vérifier ses pupilles. Elles ne sont pas fixes. Les coups de Maglite lui ont ensanglanté le visage et la ressemblance avec Jack Fielding me terrifie : les cheveux châtain clair tirant un peu sur le roux coupés très court, les traits bien dessinés, la lèvre inférieure pleine. Même ses petites oreilles collées contre sa tête ressemblent à celles de Jack. Je constate la puissance des muscles de son torse, de ses épaules, bien qu’elle ne soit pas très grande, entre un mètre soixante-cinq et un mètre soixante-dix. Elle est svelte, en dépit de la solide ossature héritée de son défunt père. J’enregistre tous ces détails, tandis que je crie à Benton de courir à la maison appeler les secours et me ramener un récipient de glace.